Grande Catastrophe ou génocide?

 Réplique à Cengiz Aktar

Par Denis Donikian, écrivain, Paris, 29 March 2009

Votre dernier article paru dans le journal Agos tente de démontrer que, concernant les événements de 1915, le concept de Grande Catastrophe vous paraît plus adéquat que celui de génocide arménien. À l’appui de cette thèse, vous faites remarquer à juste titre que c’est toute l’Anatolie qui subira alors un phénomène de « désintégration humaine, économique, sociale, politique et culturelle et de déclin », touchant aussi bien les Arméniens, que les Assyriens et les Grecs.

 Réplique à Cengiz Aktar

Par Denis Donikian, écrivain, Paris, 29 March 2009

Votre dernier article paru dans le journal Agos tente de démontrer que, concernant les événements de 1915, le concept de Grande Catastrophe vous paraît plus adéquat que celui de génocide arménien. À l’appui de cette thèse, vous faites remarquer à juste titre que c’est toute l’Anatolie qui subira alors un phénomène de « désintégration humaine, économique, sociale, politique et culturelle et de déclin », touchant aussi bien les Arméniens, que les Assyriens et les Grecs.

Les drames produits par ces événements furent d’autant plus vivaces en ces lieux mêmes où ils éclatèrent qu’ils touchèrent, dans la confusion des années qui suivirent, aussi bien les victimes que certains de leurs bourreaux et que leurs conséquences seraient de près ou de loin toujours actuelles. Pour respecter votre pensée, je retiens ce que vous écrivez, à savoir que « si la reconnaissance du génocide sera une punition, l’étude de la Grande catastrophe serait une vertu frayant la voie pour une nouvelle vie ensemble ». Voilà pourquoi les quatre initiateurs de la campagne de pardon commencée le 15 décembre 2008, dont vous faites partie, auraient choisi ce terme de Grande Catastrophe de préférence à celui de génocide.

Votre démonstration appelle plusieurs remarques. Il n’est pas tout à fait juste d’affirmer que les Arméniens auraient choisi le terme de Grande Catastrophe au moment des événements. Si je m’en tiens aux recherches faites par Marc Nichanian dans son livre La perversion historiographique, cette expression ( Aghed en arménien) ne serait apparue qu’en 1931 sous la plume de l’écrivain Hagop Oshagan tandis qu’il écrivait son roman Mnatsortats ( Ce qui reste ou Les Rescapés). Je remarque au passage que le mot sera utilisé par les Palestiniens pour évoquer l’arrivée des sionistes en Palestine. De fait, c’est le terme Yeghern qui sera en usage vers 1919, lequel s’inspirait de la façon dont on qualifiait les massacres hamidiens de 1895 et ceux de 1909. Proche par le sens de « pogrom » (mot russe du début du XIXe siècle signifiant extermination), Yeghern équivaut à ce qui fut, ce qui est advenu, l’Événement. Dans ma propre famille comme dans les autres familles arméniennes, le terme le plus souvent employé était Ak’sor, c’est-à-dire l’exil, et plus précisément la déportation.

La grande difficulté en la matière consiste à dire le fait. Mais quel fait ? Comment nommer l’innommable ? Il est vrai qu’un Arménien et un Turc ne peuvent avoir la même approche pour la bonne raisons qu’ils ne parlent pas à partir de la même histoire personnelle. Nous allons supposer, faute de mieux, et sans prétendre épuiser la complexité de la « chose » même, qu’on pourrait l’appréhender selon deux catégories, celle de l’émotion et celle de la raison, la première s’appliquant à la notion de Grande Catastrophe, la seconde à celle de génocide. Si, comme vous le prétendez, la Grande Catastrophe est plus porteuse d’avenir pour un éventuel vivre ensemble, la seconde relève de la punition, sous-entendant sans doute qu’elle couperait l’espérance d’une réconciliation future.

Ce que je n’aime pas dans votre texte, c’est de toute manière, la primauté donnée à l’émotion (Grande Catastrophe) au détriment de la raison juridique (génocide). Je crois savoir, pour vous avoir entendu et fréquenté, que le fait génocidaire n’appelle chez vous aucune réticence. Mais votre texte semble habilement établir un glissement vers une sorte d’amuïssement de la notion juridique comme tentent de le faire certains des initiateurs de la campagne de pardon. Devrait-on s’attendre prochainement à son éclipse totale au nom de je ne sais quelle stratégie visant à aller de l’avant, à savoir vers plus d’Europe dans une Turquie qui en a bien besoin ?

Les Arméniens, tout adeptes du pardon chrétien qu’ils soient, entendent mal ce raisonnable et forcené dialogue auquel les soumet une frange avancée de la société civile turque en ce qu’il pourrait occulter la notion même de génocide. Si l’Europe vous veut, les Arméniens ne vous y verraient pas autrement qu’avec une figure franche, et non enfarinés comme au théâtre pour jouer la comédie du pardon sur les planches des instances internationales et maintenir le principe d’un négationnisme chronique dans la vie réelle. C’est que votre texte n’est ni clair, ni noir, mais gris. Il semble inviter, sous une forme autrement subtile que vos collègues, à préférer aujourd’hui la part émotionnelle des événements de 1915 à sa version juridique.

En réalité, avec vous qui vivez en Turquie, on ne sait jamais d’où vous parlez. Les Arméniens veulent bien admettre que pèsent sur vous l’épée de Damoclès de l’article 301 et que par conséquent il vous faut déjouer certains écueils. En ce sens, il semblerait que votre article ait été écrit dans les limites qui permettent à l’État qui vous gouverne de gagner du galon démocratique auprès des Européens tout en entrant dans son jeu qui consiste à édulcorer les événements de 1915 par des mots qui juridiquement restent sans contenu. Dès lors qu’il existe en Turquie des voix qui ne font ni dans le gris ni dans l’obscur concernant le génocide de 1915, comme celles d’Ahmet Atlan ou d’Ayse Gunaysu, un Arménien est en droit d’attendre de vous la même franchise.

Ce n’est pas moi qui vous apprendrais que le crime sans nom ne saurait entrer dans l’Europe par la petite porte d’une demande de pardon. Que vous le vouliez ou non, la Grande Catastrophe, puisque vous employez ce mot, fut d’abord et reste encore le lot des Arméniens. Pour ma part, je peux dire sans me tromper, que je suis né dedans, depuis le ventre de ma mère, les conversations que partageaient mes parents avec d’autres réfugiés, mes années d’école et d’études, celles de mon militantisme autour du cinquantenaire du génocide jusqu’à aujourd’hui. Et je ne suis pas le seul. Dois-je éprouver une certaine honte à vous démontrer que la perte pour les Arméniens est sans commune mesure avec les bouleversements qu’aurait connus ou que connaîtrait encore la nation turque, travaillée par la pathologie nationaliste et les cris des cadavres cachés dans les caves de son histoire ?

Mais je vous rejoins volontiers en pensant comme vous que nous sommes tous victimes de cette « histoire ». Nous pour avoir été hier déshumanisés par l’époque de non-droit où furent encouragés le meurtre, le viol, le pillage, la déportation, la perte forcée d’identité, et pour tout dire la spoliation absolue, et aujourd’hui par le négationnisme dur ou sournois que nous font subir les Turcs, vous pour l’inhumanité dont vous avez fait preuve hier dans une époque de non-droit où furent encouragés le meurtre, le viol, le pillage, la déportation, la perte forcée d’identité et pour tout dire la spoliation absolue, et aujourd’hui par le négationnisme dur ou sournois que vous faites subir aux Arméniens. Dès lors comment allons-nous recouvrer notre humanité pleine et entière si ce n’est en nous reconnaissant mutuellement devant les autres hommes au sein d’instances solennelles qui permettraient au deuil d’opérer ?

Si j’ai été à mon tour un des initiateurs de la lettre de remerciement à votre campagne de pardon, je ne suis pas naïf pour autant pour applaudir et passer outre les exigences d’une reconnaissance juridique du génocide. J’ai signé cette lettre pour saluer l’avènement de la conscience dans un pays où elle aura été trop longtemps étouffée et dans l’espoir, comme vous le dites, que le processus long et douloureux dans lequel s’engage la Turquie permette à sa société civile d’admettre l’ampleur des malheurs qui ont commencé il y a cent ans pour qu’elle-même accepte la justice des hommes et accède à sa propre humanité.

Denis Donikian, écrivain. Dernier livre paru Vers l’Europe, du négationnisme au dialogue arméno-turc ( Actual Art, Erevan, décembre 2008)

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1 comment
  1. Barack Obama

    Desde la Diaspora peticionemos masivamente al presiented Barack Obama  – Whitehouse ( contact us )  para que cumpla con su promesa de reconocer el Genocidio Armenio. Miguel Angel Nalpatian, Mar del Plata, Buenos Aires, Argentina. 

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